léviathan

Cette fois-ci nous allons découvrir (ou redécouvrir) le roman d’un maître en la matière : Paul Auster. Paru en 1992, son Léviathan a gagné le prix Médicis Étranger l’année suivante.

Une petite biographie s’impose, non pas par habitude, mais là elle prend tout son sens.

Né dans le New Jersey de parents juifs, Paul Auster s’intéresse très tôt à la littérature par le biais d’un oncle traducteur. Il commence à écrire à douze ans et joue au base-ball (thème récurrent dans ses romans). Il étudie la littérature à l’université de Columbia et fait ses premières armes en traduisant des auteurs français. Après avoir échappé à la guerre du Vietnam, il veut se lancer dans le cinéma, sans succès. Il compose ensuite pour des revues et entame la rédaction de romans. 1979 est l’année des grands bouleversements : il divorce de Lydia Davis (nouvelliste) et perd son père qui lui laisse un héritage lui permettant de se remettre sur les rails. Après cela, tout lui sourit (même le cinéma). En 1981, il se remarie avec une romancière (Siri Hustveld).

Pour quels lecteurs

– Ados-adultes ;

– Personnes férues de littérature américaine ;

– Auteurs en herbe ayant des lacunes pour structurer leur récit.

Un fait divers dans un journal, relatant qu’un homme, non identifié, s’est fait exploser dans le Wisconsin, incite Peter à se lancer dans la biographie complète de Benjamin. Pour lui, c’est l’occasion de rendre un dernier hommage à son ami et de rétablir la vérité. Pour nous, c’est ici que l’histoire policière commence. Car si Peter connaît tout, il distille des éléments un peu partout qui donnent envie d’anticiper le fil narratif plus vite.

« Dans un de ces éclairs de lucidité, il lui traversa l’esprit que rien n’était dénué de sens, que tout dans le monde était interconnecté. »

Cette citation est l’essence du roman. C’est grâce à cette réflexion que nous apprenons à connaître Maria, Delia, Fanny, Iris, Charles Specter, Lillian et Reed Dimaggio. Quel que soit leur statut, tous ont leur contribution à apporter, même s’ils demeurent des faire-valoir.

Je vais passer en revue les plus importants.

Peter Aaron et Benjamin Sachs sont quasiment indissociables, comme deux facettes fictives d’une seule et même personne : l’auteur dont ils se partagent les traits.

Un peu en retrait, non reconnu et portant ses initiales, Peter est sans doute l’avatar le plus représentatif de son créateur.

Benjamin, lui, ressemble à une étoile qui brille par sa facilité déconcertante à réussir dans l’écriture. Mais il est habité par un passé qu’il mythifie et dramatise. Enchaîné à son destin, « L’enfant d’Hiroshima » comme il se surnomme est possiblement un vieux démon que Paul Auster exorcise à travers ce récit.

Maria Turner est le personnage le plus charnel. Photographe, elle pousse son métier jusqu’au voyeurisme et n’hésite pas à se réifier. Cependant, son art devient aussi une thérapie qui permet à Benjamin de se réconcilier physiquement et psychologiquement avec lui-même.

Reed incarne l’alter ego de Benjamin. Tout dans sa vie est lié, directement ou non, à celle de Sachs. Leur rencontre prend la forme d’un virage à 180° dans la vie de ce dernier, pour le meilleur, même si elle le conduit au pire.

Ce roman est organisé autour de trois thèmes majeurs : la littérature, l’Histoire et la liberté.

Le premier est une sorte de déclinaison du style du romancier : journal intime, écrit à la manière d’un livre d’Histoire ou encore référant à des contes de fées. C’est le thème primordial qui lie les personnages entre eux. En même temps, c’est l’occasion pour l’auteur de donner, en filigrane, plusieurs conseils tendant à faire comprendre que l’écriture d’une fiction est un processus qui conduit, in fine, son auteur à vivre hors du monde réel. Il contribue pour beaucoup à la structure du récit.

Le second, est quant à lui une sorte de « passage obligé » dans la littérature américaine. Il ne s’agit pas simplement de raconter le vécu des personnages, mais de s’imprégner des États-Unis des années 80 avec la guerre du Vietnam, le communisme et la chute du Mur de Berlin.

Vivement critiqué pour son côté anti-américain, le premier roman de Benjamin est une réécriture fictive de l’Histoire de son pays d’adoption. L’auteur s’amuse ici avec la corde sensible : le patriotisme.

La Statue de la Liberté incarne la dernière thématique. Elle est présente dans trois épisodes qui marquent la vie de Benjamin. D’abord arrive l’électrochoc qui lui permet de s’américaniser extérieurement. Ensuite, elle devient le révélateur de ses pulsions avant de participer à une prise de conscience collective. Paradoxalement, son emprise sur lui est telle qu’il doit s’en affranchir.

L’intrigue est structurée sous la forme d’une mise en abîme mettant en perspective la vie des deux auteurs. En effet, tout ce que vit l’un a son pendant inverse dans la vie de l’autre. De plus, tous les éléments mis en avant fonctionnent en boucle. Cette technique se révèle particulièrement efficace pour faire durer le suspense jusqu’à la dernière ligne.

Le verdict

Cette œuvre contemporaine se différencie tant par sa structure que ses thèmes qui exposent des enjeux importants tels que le patriotisme, le destin ou sa façon individuelle et collective de réagir face à des problématiques actuelles venant remettre en question le symbole même de la création du pays : la liberté.

Ici, l’auteur se livre à un exercice peu répandu : raconter la biographie de l’ensemble de ses personnages. Le tout fonctionne à merveille et se révèle particulièrement touchant.

Et le rapport au titre ? C’est vrai qu’il ne saute pas aux yeux et mon dictionnaire des symboles m’a été très utile. Il nous ramène au philosophe anglais Thomas Hobbes qui, dans son traité du même nom, prône que le Léviathan symbolise l’État qui s’octroie une souveraineté et un droit absolu. À l’image du monstre biblique sans frein ni pitié, il cherche à dominer les hommes et leurs consciences. Ainsi, il prétend protéger les individus et les collectivités au prix de toutes libertés et d’une obéissance passive au pouvoir.

Ce colosse invisible et néanmoins omniprésent se matérialise sous la plume de Benjamin, dans un roman au titre évocateur : Léviathan. Simple mise en abîme, lapsus ou invitation à l’introspection ? Je referme cette chronique sur ce mystère insondable.

je recommande chaudement