Quand Manuel a su que nous avions co-écrit notre roman Lucia et le Royaume perdu, il a eu un sourire entendu : « Oui… d’accord, mais… lequel des deux à vraiment tenu la plume ? ».

Et quand il a compris que nous avions VRAIMENT écrit ce roman à quatre mains (et deux claviers), la curiosité l’a emporté sur le doute : comment avons-nous fait ? Un mot sur deux ? Un chapitre chacun, l’un après l’autre ? Un qui avait l’idée, l’autre qui la mettait par écrit ?

Rien de tout cela. Écrire à deux est une aventure inoubliable qui démultiplie l’expérience de l’écriture, mais qui n’a rien d’un long fleuve tranquille. Nous avons suivi une méthode simple, qui nous a permis non seulement de passer tous les écueils, mais de les transformer en puissants atouts, pour raconter une histoire de qualité, qui nous correspondait vraiment.

C’est ce que nous allons vous révéler ici. Nous l’avons appelé « la technique de l’entonnoir ». Elle est très utile, car elle marche aussi quand on travaille tout seul.

Un entonnoir est évasé en haut avant de se resserrer en bas, pour mieux rassembler les grains ou le liquide et éviter que ça ne tombe à côté du pot.

C’est exactement la même chose dans la construction d’une histoire : le risque, quand on travaille à deux, est de faire tomber ses idées à côté. Ou pire, de ne pas les verser dans le même pot !

D’où l’importance d’avoir un bon entonnoir à idée. Le principe est de partir du plus général pour aller vers le particulier.

Évidemment, avant d’utiliser l’entonnoir, il faut d’abord avoir trouvé un auteur motivé, qui sait aussi s’en servir.

L’entonnoir pour verser les idées dans une histoire a 4 moments principaux.

1. Rodage. Choisir les principes généraux de l’histoire.

Cette première étape est primordiale, car même si elle est très large, elle permet de se mettre d’accord sur le projet.

On peut choisir ses sources d’inspiration, écrire des scènes précises… Chacun apporte ses expériences, ses voyages, ses lectures, ses études, ses opinions… On peut faire feu de tout bois.

Puis on pose à plat : le thème principal, le principal ressort et la fin de l’histoire. Éventuellement des éléments de genre et des choses précises auxquelles on tient.

Le secret à cette étape, c’est de déterminer qui est « l’auteur décisif ». Souvent c’est celui qui est à l’initiative de l’histoire. Attention, ce n’est pas « celui qui porte la plume », ni un tyran qui décide de tout, mais plutôt celui qui guide les choix.

Mais même lui-même devra se plier aux choix qui auront été posés précédemment.

Plus le travail avance, plus les sources de conflits peuvent arriver. C’est là que l’état d’esprit est primordial : dès le début on se met au service de l’histoire, du lecteur, et pas de soi-même. Cela demande de nombreux efforts, réguliers.

Et tout le monde y gagne . La peur de la page blanche n’a plus la même portée. Les auteurs  se soutiennent mutuellement, quand l’un se démotive, l’autre peut le relancer.  Ils grandissent car chacun apporte sa vision de l’histoire, son interprétation, enrichit l’autre par sa propre culture. Bien entendu, tous ces éléments doivent être adaptés, digérés, assimilés en étant soumis aux principes de l’histoire.

Dans les moments de conflit, il faut beaucoup parler et argumenter en se basant sur les choix déjà posés. Quand il faut remettre en question une idée qui nous plaît, il faut se demander pourquoi on y tient tant : parfois ce n’est pas à cause de cette idée en elle-même, mais à cause d’un détail qu’on peut exploiter autrement.

Par exemple, dans notre roman  Lucia et le Royaume perdu, Armand a apporté le côté italien. Il y tenait particulièrement. Eric n’était pas contre, mais il ne voulait pas non plus que l’histoire soit située dans un pays particulier : il voulait garder le caractère de conte de fées, allégorique. Chacun a pu tenir son idée jusqu’au bout, sans se braquer. Nous avons puisé dans la culture italienne pour donner un léger dépaysement, par petites touches, et nous sommes vraiment heureux de ce mélange enrichi.

C’est un peu comme de l’oxygène et de l’hydrogène qui explosent pour donner un composé supérieur, inattendu, presque vivant.

Si vous n’arrivez pas à vous mettre d’accord dès le départ, il vaut mieux travailler avec quelqu’un d’autre. Mais cela vaut vraiment la peine de faire des efforts. Parfois, quelques jours suffisent pour débloquer, décanter…

À ce niveau de l’entonnoir, vous pouvez formuler ensemble l’histoire en une phrase qui servira de principe, auquel vous vous référerez tout au long du processus.

2. La construction

Cette étape est indispensable et trop souvent négligée par les auteurs. Vous venez de poser les fondations de l’histoire, il faut maintenant la structurer. C’est en sachant où l’on veut aller et ce qu’on veut raconter qu’on peut poser ce qui est nécessaire pour y arriver. C’est la plus grande partie du travail et qui prend plus de la moitié du temps pour écrire un roman.

Pour  Lucia et le Royaume perdu, nous avons pris plus de 8 mois à construire sans relâche, presque tous les jours. Nous avons structuré l’ensemble de l’histoire (les deux tomes) avant même de rédiger la première partie.

Cette structure est articulée : chaque choix est posé à deux, même si, en cas de conflit, la décision revient à l’auteur «décisif ». Mais le co-auteur ne doit pas pour autant s’écraser. Le but est d’écrire à deux et il doit pouvoir influencer chacun des choix importants. Là encore, il faut argumenter, et toujours garder en tête qu’on écrit d’abord pour le lecteur. Ce leitmotiv nous a fait grandir.

Nous ne pouvons pas préciser ici tous les choix qui doivent être posés pour construire une histoire ! Cela passe par exemple par :

  • déterminer si l’histoire se finit bien ou pas
  • comment la thématique se développe tout au long de l’histoire
  • quel rôle tient chaque personnage
  • quel est le but général de l’histoire
  • quels sont les éléments déclencheurs et les autres articulations dramaturgiques…

3. La rédaction

C’est l’étape la plus délicate, car le style des auteurs peut s’affirmer. Et on s’attache souvent au style car l’on croit que c’est ce qui donne la personnalité au roman. De fait, le style est la première chose que rencontre le lecteur et il est tentant de « se faire mousser » avec un style ampoulé.

Là encore, il faut s’accrocher de toutes ses forces à ce principe : on n’écrit que pour l’histoire et pour le lecteur. Un style simple pour raconter une histoire bien construite est plus efficace qu’un style qui se pavane et qui perd le lecteur.

L’avantage de travailler à deux est que l’on a un « premier lecteur » qui ne se gène pas pour critiquer et mettre les mains dans le cambouis. Et l’un peut avoir plus de facilité avec les mots. Le tout est de se mettre d’accord et de toujours rester à l’écoute de l’autre.

Le secret ici est de se répartir les tâches, scène par scène pour garder l’unité d’action et l’ambiance.

Le premier peut poser le déroulement de l’action brute et des descriptions, sans faire attention au style, mais en se référant à la construction déjà posée. Il brosse les grandes lignes du tableau, il dirige le texte comme un metteur en scène, place les perspectives, choisi les personnages à mettre en avant, pose les ironies dramatiques éventuelles, les mystères, etc.

Il soumet son texte au second qui peut le discuter, proposer d’autres pistes. C’est encore l’occasion d’argumenter et de choisir le meilleur pour raconter la structure déjà établie.

Puis l’un des deux peut rédiger en romançant, en « peignant avec les mots », en rythmant les phrases, en saupoudrant quelques métaphores ou autres effets de style (en veillant de ne pas avoir la main lourde).

À tout moment, l’autre peut apporter des corrections, poser des questions sur chaque mot…

4. La relecture

Après ces mois de travail, il est temps de passer à la relecture. C’est un travail à faire individuellement et à deux.

Pour écrire Lucia et le Royaume perdu, nous avons fonctionné sur un document en ligne (sur Google drive), avec des couleurs : Eric écrivait en bleu et Armand, en rouge. Le gris servait à proposer une suppression. Et le noir marquait la validation.

Le secret d’une bonne relecture à deux : lire à haute voix permet de se rendre compte du rythme des phrases et de la sonorité des mots.

Il ne faut pas hésiter à relire de nombreuses fois, en laissant passer du temps. Et surtout, garder à l’esprit que souvent « le mieux est l’ennemi du bien ».

Et vous, ça vous tenterait d’écrire avec un autre auteur ?

Eric et Armand
Auteurs de Lucia et le Royaume perdu
Roman édité en collaboration avec Ecrire un roman